Une agriculture pour et par les paysages ?

Une des conséquences de la révolution agricole de la seconde moitié du XXème siècle fut de soumettre de manière univoque les paysages agraires au modèle technique qui s’est mis en place à cette époque. Jusqu’à l’après-guerre, pour simplifier, les agriculteurs devaient composer avec les formes paysagères de leurs territoires pour reproduire leur système technique. Faire disparaître des haies, des parcours ou des prairies c’était risquer de déséquilibrer le système agraire. Avec l’essor du machinisme, de l’usage des engrais et des produits phytosanitaires, l’agriculteur a pu s’affranchir de contraintes dont l’expression paysagère était tangible. Les prairies, les animaux et les haies ont ainsi pu disparaître dans les paysages agraires de grandes cultures alors qu’à l’inverse la spécialisation en élevage devenait possible grâce à l’importation d’aliments du bétail de régions plus ou moins lointaines.

L’évidence et la force du modèle technique industriel fut telle que la médiocrité de nombreux paysages agricoles s’impose finalement comme un fait qu’il ne nous vient même plus à l’idée de questionner, pas davantage que les forêts de panneaux publicitaires qui les jouxtent.

Les débats actuels sur l’environnement, la crise économique de l’agriculture et les enjeux alimentaires invitent pourtant à revisiter cette évidence. Tout d’abord, la soumission des paysages agraires aux révolutions agricoles se paye de dérèglements fonctionnels qui affectent le cycle de l’eau et des sols et la biodiversité. L’agronomie industrielle se trouve questionnée quand les rendements plafonnent en France et dans la plupart des pays développés depuis plus d’une dizaine d’années : et si ces paysages simplifiés, spécialisés, ne permettaient plus le fonctionnement des cycles biogéochimiques nécessaires à une activité agricole durable ? La réponse à cette question est assurément complexe, mais on ne peut plus la balayer d’un revers de main. Sur le plan socio-économique, l’agriculture industrielle ne s’impose plus non plus comme étant le modèle unique pour nourrir le monde. Exporter nos céréales ou nos poulets vers les pays en développement concurrence une paysannerie peut être la plus à même de se nourrir elle même et nourrir ses concitoyens, les performances agronomiques et économiques de cette option ne sont pas évidentes sur le plan global.

Ainsi, si l’on comprend que détruire une haie, retourner une prairie ou constituer une parcelle de 50 ha permet à un agriculteur de produire davantage à l’échelle de son exploitation, l’intérêt socio-économique d’accroître cette production, lui, ne se saisit plus d’emblée, qui plus est au prix d’une simplification paysagère et d’une dégradation de l’environnement. Le « produire plus » qui était le mot d’ordre des années 1960 n’est plus une justification suffisante à elle seule.

On peut alors proposer un renversement de perspective, consistant à penser ensemble, sur le même plan, les enjeux de production, de paysages et d’environnement. Dans cette vision, le paysage deviendrait tout à la fois indicateur et critère d’un développement agricole plus équilibré et souhaitable. Indicateur dans la mesure où il révélerait des processus de production respectueux de l’environnement, des formes d’agriculture moins dépendantes d’intrants de synthèse et associées à une plus forte présence humaine. Critère dans la mesure où la valeur des paysages serait aussi reconnue en tant que telle.

À grands traits, quels seraient les contours d’une telle agriculture pour et par les paysages ?

La diversité semble être le premier critère qui s’impose. L’hétérogénéité des conditions de production dans l’espace géographique français et a fortiori européen implique de diversifier les systèmes de culture et d’élevage, en jouant de la variabilité des espèces et variétés domestiques et auxiliaires. À cette diversité régionale se combinerait une diversité paysagère plus fine, se traduisant par la présence d’éléments paysagers susceptibles d’assurer des fonctions de lutte biologique, de régulation des flux hydriques, de protection des sols. A minima, le maintien de formes d’élevage extensif fait partie de ce projet paysager ; mais il peut aller jusqu’à réintroduire cet élevage dans des zones où il a disparu, ce qui signifie probablement recréer des emplois en élargissant le périmètre des actifs entrants en agriculture, au delà du seul cadre familial pour reprendre l’expression consacrée.

Le deuxième critère, sans doute moins immédiat, est le façonnage des équilibres paysagers agricoles au regard de considérants macro-économiques. Beaucoup d’analyses pointent les impacts de l’élevage sur les marchés mondiaux via la concurrence avec l’alimentation humaine  — sur les terres arables — et sur le changement climatique. Pour traiter ces questions globales, il est impératif de distinguer les impacts des types d’élevage dans ce débat : les élevages industriels sont les plus problématiques au regard de ces enjeux, alors que les élevages extensifs herbagers ne concurrencent pas les terres arables et affichent un bilan net favorable du point de vue des gaz à effet de serre. On conçoit ici que l’équilibre régional des productions et leur intensité, et par là même celui des systèmes agraires et des types de paysages, se trouve questionné par cette problématique. On pourra aborder cette question en partant de la production permise par une forte emprise spatiale de paysages agricoles associés à l’élevage extensif, et en déduisant le niveau de consommation de viande possible et souhaitable dans cette perspective.

Le troisième et dernier critère pose la question de l’équilibre d’ensemble des paysages ruraux, entre les espaces agricoles, forestiers, naturels et artificiels. Penser les paysages dans un projet agricole global ne signifie pas que l’ensemble des paysages ruraux puissent se réduire à cette seule composante, aussi fondamentale soit-elle. Il faut aussi penser la contribution paysagère de l’agriculture en ménageant la place pour d’autres espaces et d’autres usages, y compris ceux qui supposent une absence d’exploitation du milieu qu’une certaine tradition agronomique aura tendance à considérer comme inutiles s’ils ne produisent pas ou trop peu.

On verra dans ce projet d’ensemble une volonté de ne pas cantonner la prise en compte des paysages agricoles à une seule vision de « jardinier de la nature », une fois qu’on aurait souscrit aux autres objectifs de l’agriculture. Les réflexions sur l’avenir de l’agriculture et, plus globalement du développement socio-économique, invitent à considérer des thèmes comme la localisation des actifs économiques — ou a contrario leur délocalisation — la durabilité environnementale des processus de production et le rapport de l’homme à la nature comme facteur de bien être. Dans cette perspective, penser les paysages agricoles devient un moyen pour mieux penser l’avenir et rouvrir un champ des possibles pour une agriculture multifonctionnelle.

Xavier POUX, AScA et European Forum on Nature Conservation and Pastoralism

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