De l’importance de l’Histoire dans l’accompagnement des politiques publiques environnementales

Alors que les acteurs publics sont de plus en plus enjoints à agir dans l’urgence du respect des engagements nationaux et européens — Grenelle de l’environnement et Directives européennes —, prendre le temps de revenir sur le passé constitue une précieuse ressource pour la mise en œuvre des politiques publiques. Retracer les raisons de l’émergence d’une politique, les évolutions qui ont ponctué sa mise en œuvre, les conflits ou les alliances qui la caractérisent permet d’inscrire la politique publique concernée dans son contexte marqué par les évolutions urbaines, agricoles ou paysagères du territoire.Il s’agit notamment de prendre du recul pour élaborer des stratégies et des politiques pertinentes, en tirant les enseignements des échecs et des réussites du passé.

Mobiliser l’Histoire pour appréhender au mieux les territoires, les milieux et les politiques publiques s’inscrit dans une dynamique récente plus large de regain d’intérêt pour cette discipline. Des chercheurs travaillent ainsi sur l’histoire environnementale, des historiens, notamment pour les périodes les plus anciennes, mais aussi des géographes, des sociologues ou encore des linguistes. L’histoire de l’environnement constitue ainsi une thématique scientifique qui prend de l’ampleur et gagne en reconnaissance depuis quelques années. Si l’histoire de l’environnement est apparue aux Etats-Unis dans les années 1960-70, elle a tardé toutefois à se développer en France, avec très peu de publications avant les années 1990. Ce n’est même qu’à la fin des années 2000 qu’elle semble prendre son essor véritable et se structurer. Le Réseau Universitaire des Chercheurs en Histoire Environnementale est ainsi créé en 2008 afin de promouvoir le développement de l’histoire environnementale et de faciliter les échanges intellectuels entre les chercheurs. La première chaire d’histoire environnementale est également créée à l’Université de Saint Quentin en Yvelines au début des années 2010. Méthode intégratrice guidée par son objet d’étude et dépassant les cloisonnements disciplinaires, l’Histoire met en perspective et en relation les différents aspects de l’objet en mobilisant des savoirs liés à l’économie, à l’écologie, à l’hydrologie, à la géographie, etc.

Mais au-delà de la discipline scientifique, l’histoire est parfois mobilisée en appui aux politiques publiques. Le Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie a ainsi créé en 1995 son Comité d’histoire pour « maintenir vivante la mémoire du ministère » et se consacrer à l’étude et à la recherche nécessaire à la conservation et à la valorisation de son patrimoine. Quelques années plus tard, c’est le comité d’histoire INRA-CIRAD qui a été mis en œuvre en 2005 pour promouvoir et valoriser des recherches et études sur l’histoire de la pensée agronomique. Au-delà des comités dédiés, les historiens sont aussi sollicités dans le cadre des instances de décision publique, à l’instar de la nomination de Denis Cœur au conseil scientifique de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerrannée et Corse en 2009.

Dans cette mouvance, croyant fortement à l’intérêt du récit pour établir des stratégies pertinentes et accompagner les politiques environnementales, AScA mobilise aussi l’histoire dans le cadre de ses prestations. Il ne s’agit pas d’un travail d’archiviste ou d’historien à proprement parler, mais de recherches bibliographiques complétées par des entretiens auprès d’acteurs clés pour permettre de retracer l’évolution d’une politique ou d’un territoire.

AScA mobilise ce travail sur l’histoire des territoires à l’occasion notamment des SAGE. Ce recours à l’histoire permet, après une phase d’état des lieux brassant beaucoup de données essentiellement techniques, de prendre du recul et de remettre en perspective les évolutions du territoire afin de cerner les enjeux de gestion de l’eau. Le récit rétrospectif raconte donc, en quelques pages, les évolutions générales du territoire (projets d’aménagement, changements de modes de vie, etc.) et les modifications des rapports à l’eau et aux milieux naturels depuis plusieurs dizaines d’années. Il raconte une histoire qui fait appel au sensible, au vécu des acteurs. Ce travail est ensuite utilisé pour bâtir différents scénarios d’évolution, conformément aux méthodes de prospective qui exigent de s’appuyer sur le passé pour se projeter dans le futur.

Deux exemples viennent illustrer cet usage. Sur le SAGE Marne Confluence en région parisienne, le récit rétrospectif montre que l’implication actuelle des acteurs pour une prise en charge de l’enjeu baignade trouve son origine dans l’âge d’or de la Marne, eldorado des Parisiens en goguette au début du XXème siècle. Les décennies 1960, 1970 et 1980 constituent une phase de profonde transformation du territoire, avec la poussée du front urbain, la construction de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée et de nombreuses infrastructures réalisées bien souvent au détriment des milieux naturels. Ces années sont aussi marquées par l’essor d’une société des loisirs qui délaisse les bords de Marne au profit des piscines et des vacances à la mer. A partir des années 1990, l’environnement devient un thème plus porté dans les politiques publiques, Au niveau local, la création du Syndicat Marne Vive atteste de cette volonté de reconquérir une bonne qualité de l’eau et des milieux pour la baignade, ce qui passe par des efforts soutenus sur l’assainissement et le ruissellement. Aujourd’hui, la pression de la société civile devient progressivement déterminante pour la meilleure prise en considération des milieux naturels.

Dans le cadre du SAGE Croult Enghien Vieille Mer, territoire limitrophe mais aux caractéristiques bien différentes, avec notamment des rivières intégrées pour une large part au réseau d’assainissement, le récit rétrospectif devra permettre de faire « revivre » ces cours d’eau. Il s’agit de décrire , sur une période longue, les fortes évolutions qu’ils ont subies : des cours d’eau sources de loisirs (pêche, baignade) et de production (moulins) sont devenus progressivement les exutoires des industries polluantes et d’une population toujours plus nombreuse. Face à leur dégradation, les collectivités ont décidé de les buser voire de les enterrer. Aujourd’hui, l’élaboration du SAGE est l’occasion de faire appel aux mémoires des habitants et des acteurs du territoire pour changer cette image et mobiliser les acteurs locaux, politiques et associatifs en faveur de leur reconquête. L’histoire peut donc aussi être mobilisée pour susciter le changement et montrer que ces rivières peuvent revivre. Le récit combat ici le sentiment d’irréversibilité.

Plus généralement, nous mobilisons l’histoire aussi lors d’accompagnements à la restauration physique des rivières. En complément et en lien étroit avec l’expertise technique, le recours à l’histoire permet de comprendre la situation actuelle de la rivière, les aménagements et les usages qui expliquent sa physionomie. Dans l’optique d’un projet de restauration de rivière, une telle approche permet de redonner à la rivière sa place dans le territoire et dans la vie de ces habitants.

Parallèlement à ce travail historique sur les rivières, nous mobilisons également l’histoire pour accompagner en interne l’Agence de l’eau RM&C, en retraçant l’émergence et l’évolution de la prise en compte de la restauration physique des rivières et de l’hydromorphologie par les politiques publiques que soutient l’agence. Il s’agit là de permettre aux nouveaux personnels de l’agence de comprendre plus aisément le contexte dans lequel s’inscrit leur action, d’en saisir l’origine et les finalités poursuivies.

Au travers de ces différents exemples, on perçoit l’importance de développer une utilisation de l’histoire dans une perspective gestionnaire qui permette d’éclairer quelques questions clés : Quels sont les enjeux soumis à notre influence en tant que décideurs politiques ou économiques ? Que nous apprend le passé sur les marges de manœuvre de nos actions sur l’environnement ? Il ne s’agit pas de développer ici une histoire de la connaissance fine des causes et des conséquences de l’état de notre environnement naturel ni d’une histoire des regrets ou d’une histoire nostalgique d’une nature disparue mais plutôt d’une histoire libératrice en ce qu’elle nous aide à ouvrir une diversité d’avenirs en nous racontant les évolutions du passé.

Déborah Abhervé, AScA

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